J’trouve pas ma place parmi vous

Mon père a visiblement vieilli, il consulte la page d’obituaire et les naissances dans Le Monde.

Je le sais parce qu’il m’en a envoyé une, de naissance. Je sens la crise d’angoisse monter depuis. « C’était bien un pote du lycée ? »

Alors, non. Vraiment, non. J’étais trop en décalage au collège comme au lycée pour jamais m’associer réellement à son boys band. J’étais fascinée. On l’était tous sans doute, l’assurance du grand bourgeois, l’aisance la culture le charisme qui te permettent déjà de voir qui il sera. Un enfant adulte.

Quand je repense au lycée, et je repense toujours au lycée, je ne peux pas l’effacer. Difficile d’être protagoniste de sa propre vie à l’ombre de grands petits hommes.

Et puis il y a ce qu’on ne sait pas, ce qu’on oublie, ce qu’on ne voit pas quand on ne gravite pas autour de ces vies là. Une personne détestable et détestée. Un homme, un garçon violent. Les rumeurs couraient déjà les récits se recroiseront plus tard.

Alors non papa c’était pas vraiment un pote.

Et c’est sa deuxième fille. Et quel père peut-il bien être… sans doute aimant. Alors il doit être heureux. Et ses filles seront féministes. Et moi j’attends mon premier enfant. Et la chute est haute.

De se dire que j’ai croisé la vie de ce garçon durant des années. Que mon enfant ne croisera jamais sa fille née la même année. Pas les mêmes milieux pas les mêmes moyens. Et que vivra-t-elle que C. Singleton ne vivra sans doute pas ? Que vivrait-iels si leurs routes se croisaient ?

Ce raisonnement est inévitable pour tout petit être qui arrive dans notre entourage avec peu de décalage. Des amitiés, des souvenirs, des vacances peut-être. Mais ces ombres lointaines, qui hantent nos vies sans réciproque ?

C’est pas le premier évidemment. Avant même la trentaine ça a dû être entreprenant pour certain·es de nos « copains·es d’avant » (que j’ai même pas sur Facebook parce que je l’avais supprimé en quittant le lycée).

La première dont j’ai entendu parler c’était peu de temps après nos 18ans. La fille dont j’étais vaguement, bêtement amoureuse au collège était mère. À l’époque j’avais trouvé ça impensable, j’avais ri peut-être. Je l’ai revue l’an dernier et sa fille quasi adolescente, j’étais émue et nous étions adultes, adultes qui parlent d’enfants et d’autre chose.

Ce n’est pas le premier et je n’arrive pas après lui, il n’y a pas de sillage pas d’ambition pas de compétition. Ce n’était pas non plus l’intention de mon père que de souligner ça. Tiens, il en a deux. Il publie dans Le Monde.

Qui annonce la naissance de son enfant dans le journal on est où ?

Mais n’empêche quand j’ai lu ces messages ma poitrine a commencé à se serrer et mon cœur de s’emballer. La sensation est restée, lancinante pendant plusieurs heures. Il y avait quelque chose de l’impossible extraction d’un monde dans lequel on ne vit pourtant pas. Embourgeoisement cishétéro manqué. J’ai pas fait la bonne prépa.

Il y a encore une nouvelle génération qui arrive. Fragile. J’espère qu’on saura quoi faire pour elle. J’espère qu’elle saura quoi faire contre nous. Je suis désormais liée à cet ancien camarade de classe dans la classe de parent, et c’est sans doute la seule concrètement.

Je veux te vivre sans fantômes mon enfant.

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