J’ai commencé car j’ai vu le Louvre derrière le quai. De l’autre côté de la Seine où des Algériens sont morts noyés. C’est la photographie qui circule, l’icône d’un non mouvement, le cénotaphe d’inconnus qui auraient bien pu ne pas l’être. Et moi, je suis des deux côtés, voyeur du noir et blanc et en arrière-plan. Si je suis là c’est aussi parce qu’eux…
Cette photographie n’est pas du 17 octobre. Prise par Jean Texier quelques semaines probablement après le massacre, elle en est devenue le symbole : manifeste d’une dénonciation marginale, sur quelques pierres mais pas tellement plus. Comme l’évènement qui ne sembla pas avoir été enregistré par la mémoire publique, la mémoire française.
J’ai senti ce besoin de revoir les détails. Visiter les lieux sans histoire, ou qui en ont connu tant. J’ai suivi les traces photographiques, celles d’Élie Kagan. C’est lui qui nous a fourni les images de la manifestation puis de la répression. Un autre photographe, Henri Georges, a pu en saisir quelques bribes aussi, sans trouver chez nous le même écho.
J’ai rempli mon sac comme on partirait en escapade. Ce rituel que d’années en années j’ai reproduit pour me préparer à l’école, je l’ai aujourd’hui suivi à la lettre pour faire l’école buissonnière. L’appareil photo en plus. J’ai souvent joué au pèlerinage. C’est comme ça que j’appelais mes sentiers tous tracés à travers Paris, de longs détours qui me menaient de lieux en lieux, où j’avais mis tous mes sentiments. Aujourd’hui, il ne s’agissait plus d’un jeu mais d’un recueillement, là où je n’avais été, et encore moins jamais été ému[e].
J’ai pris la ligne rouge, le RER A, direction Nanterre Université. J’ai longé une autoroute qui forçait les rues de la ville à se contorsionner. Quelques résidus de ce que je pensais être les bidonvilles d’antan au détour d’une grille entrouverte. Des caravanes, le chien et l’antenne satellite. Je levais les yeux pour voir les tours qui ne pouvaient même pas les contempler d’en haut.
Et puis j’ai découvert la rue des Pâquerettes. C’est là qu’Élie Kagan avait foncé en scooter pour dénoncer l’horreur qu’on n’imaginait pas, déjà dans Paris, alors pourquoi même se soucier de sa banlieue. Dans la nuit du 17 octobre où il doit décocher son flash, le photographe découvre des corps meurtris et des hommes assassinés. Ces Algériens sont effondrés, sur ce qui est alors une route de gravier, longée de murets. La rue des Paquerettes que j’ai découverte n’en garde rien. Engoncée entre une 11 novembre et une république, elle m’a presque parue ironique. Trois espaces distincts la jalonnent. Un centre de santé se doublant d’une maison des jeunes, un terrain de pétanque, une église. Comme si les terrains devaient rendre en communauté ce qu’ils avaient perdu en humanité. La rue est courte, ou peut-être se poursuit-elle, après ce parking qui semblait faire impasse. Je caresse les grilles du jardin communautaire de la cité. Je ne cherche plus les signes du passé, mais des symboles présents que je pourrais m’approprier. Ces objets de tous les jours dont on ne se concerne pas tellement, qui n’ont pas d’importance, ne devraient pas en avoir : je fais le récit de pierres qui n’ont pas d’histoire.
Alors que je quitte une aire de jeu abandonnée et traverse le parking, où quelques graffitis sans orgueil m’ont permis de me mettre quelque chose sous la dent, un habitant m’interpelle de sa fenêtre. J’écoutais « De guerre et de fils », la série d’Arte radio retraçant l’enquête d’un homme dont le grand-père était policier sous les ordres de Papon, et a été tué dans un attentat du FLN quelques jours avant le 17. Alors que j’enlève mon casque, je suis convaincue que l’évidence de mon projet m’accompagne, comme un fanion algérien qui ornerait l’appareil photo. Mais l’homme n’entend pas raison. Il ne sait si je suis flic ou journaliste, si je viens prendre en photo des voitures. Il vit là depuis 43 ans. Mais il n’entend pas raison. Je ne me défends pas, ou plutôt uniquement de ne pas avoir pris en photo les voitures. « Juste la barrière d’accès aux pompiers ». « Ça semble bête dit comme ça ». Il menace de me filmer. Pourquoi pas, je pourrais parler à une plus grande audience alors. Sans trop savoir quoi dire.
J’erre encore quelques temps dans ce quartier. Je rejoins le RER par l’université. Quelques tags bien sentis au vocabulaire vieillot, des rimes en Spinoza ou en chienlit. Je n’ai pas alors en tête de voir la plaque devant la préfecture. À rebours je poursuis le trajet d’Elie Kagan, menaçant de son argentique des gendarmes qui pensaient (à raison) agir en toute impunité. Je menace des murs vides d’histoire et de mots.
Le pont de Neuilly me fait sourire. Là, des fourgons attendaient de rafler des Algériens. La petite gare de bus, sur la place du souvenir français, me fait l’effet d’une douce brûlure. Les quais pavés ont disparu. Kagan ne saurait pas s’y retrouver. La Défense menace de l’autre côté. J’arpente les recoins, ma main court sur les rampes. Un chemin souterrain me permet de rejoindre l’autre trottoir du pont, je m’y engouffre. Je suis soudain distrait[e] par un autocollant de la Manif pour Tous. Je le décolle avant de me retourner, presque honteu[se], vers un inconnu derrière moi, dont je n’ai aucune idée de la réaction. Lui aussi le casque sur les oreilles, il n’apparait pas troublé, puis je le vois à son tour en arracher. Après une récolte qui soigne l’ego, nous nous saluons respectueusement.
Rien. La Seine et le rideau de pierre est tiré sur elle et ses morts.
Le rythme s’accélère, les stations sont de plus en plus proches. Concorde, où le reporter a discrètement pu attraper au vol une dizaine d’Algériens, face contre le mur et les mains sur la tête. De mon côté, je passe presque à côté du sujet, obnubilé par le détail. 2 carreaux de céramique sombres qui décorent les murs blancs de cette station en 1961. 2 carreaux qui ont disparu avec la nouvelle décoration. J’hésite, je suis prêt[e] à faire chacun des quais des différentes lignes. Un barrage de contrôleurs RATP : je le passe mais ce n’est pas sans la boule au ventre. La peur d’être retenu[e], comme à chaque fois. Navigo confirmé je lance un regard assassin mais où je veux qu’on lise « vous ne faites que votre boulot ». Quelques centaines de mètres dans un couloir étouffant. Il faut aller vite dans la foule. J’hésite de nouveau et me retourne, un groupe de militaires cette fois. Je serre les dents et tourne précipitamment. Si Kagan a logiquement pris la 12, qui lie Concorde et Solférino, alors c’est ce quai. Mais aujourd’hui, la déclaration des droits de l’homme orne ces murs. Noyer ces carreaux sombres, ces tâches, sous l’encre bleue d’une tirade humaniste. Rien, pas même une pâquerette qui pousserait entre deux parenthèses.
Je descends à Solférino. Je dois sortir la photocopie de la photographie. Je ne suis pas certain[e] d’y croire. Les mêmes bancs sont là. Les mêmes carreaux. Jusqu’aux affiches trop petites pour les encarts publicitaires. Un homme est assis sur le banc où 55ans plus tôt un homme s’effondrait. Je l’aborde, pas méchamment, le préviens que je vais faire une photo en évitant de prendre son visage. J’essaie de me justifier d’un sujet aussi incongru mais il ne semble pas intéressé. Je ne dois pas avoir l’air trop inquiétant[e] toutefois, et son métro arrive sans un second regard.
Je m’accroche de tout mon cœur à ce banc. Comme un vestige archéologique volontairement conservé sous les strates de trajets quotidiens. Ce n’est pas que la photographie devient vraie. Ce n’est pas qu’elle s’anime sous mes yeux. C’est qu’une part de l’histoire de cet homme, de ce jour et de cette tragédie sont désormais à celui qui sait lire. J’aimerais qu’on sache tous lire. Entre les lignes de l’histoire, les fractures de la pierre et les veines du bois.
Je longe la Seine. Ce n’est plus Kagan qui me guide. J’ai grandi dans le Ve arrondissement, pas mal pour [la petite-fille] d’émigrés. Et j’ai fréquenté ces quais. Je connais Saint Michel, mais je ne l’ai jamais vu. Je m’arrête d’abord là où j’ai identifié, comme d’autres avant moi, l’ancien emplacement de l’accusation si juste et que personne ne voulait lire. Je m’avance sur l’esplanade de l’institut français. Haut lieu d’une langue qui n’accepterait pas qu’on confonde un participe passé et un infinitif, mais qui a aussi rejeté une phrase correcte. Une phrase simple. Peut-être qu’il manque cette virgule après « ici ». Ou bien un point à la fin. Histoire de mettre tout ça derrière nous il aurait fallu en faire une histoire avec un point final. Je m’approche, comme un[e] mystique je touche la pierre. Une trace, une simple salissure. Et si ? On aimerait y croire. Si Paris est un musée alors pourquoi des mains comme les miennes peuvent toucher, érafler, effacer les traces de l’histoire ? Rien ne se garde jamais, sauf les récits que l’on partage.
La foule est déjà là quand j’arrive à l’emplacement de la plaque. Posée en 2001 par Bertrand Delanoë, elle ne dénombre pas les morts. La gerbe présentée par la mairie est aussi déjà en place. Coincée entre le palais de justice et la préfecture de Paris, une pâquerette a fleuri. Tant de pas ont foulé ce pont que le sol ne pouvait pas ne pas fissurer.
Mais je ne suis pas moi, je ne suis pas eux. Je ne suis pas à ma place. Un homme me demande si je suis journaliste. « Non, c’est pour moi ces photos, c’est perso ». Je mens un peu, je ne garde rien pour moi quel en serait l’intérêt. « C’est quoi ton lien avec ici ». Ici on noie les algériens. « Mon père est né en 1961. C’est le seul qui est né en France. Ma famille vient d’Alger. » Lui aussi, il est né en France, en 1957. Ça fait des années qu’il vient. Il a vu partir les anciennes générations qui ont aidé les Algériens à venir en France, et les anciennes générations qui ne souhaitaient pas de récupération politique. « Soit tu sais pour quoi tu es là, soit tu es là pour autre chose que ça. » Étais-je vraiment là pour ça ? Pour ici ?
Ici j’ai vu des drapeaux algériens. Ici j’ai entendu parler arabe.
Ici j’ai vu la police nous encadrer. La même ou une autre ? Celle du 17 octobre 1961 ou du 1er mai 2016 ? Beaucoup espèrent celles du 14 novembre.
Je suis épuisé[e]. Mais pas de point final. J’habite dans l’est de Paris. Je pousse jusqu’à Vincennes. C’est dans les bois que se trouvait le plus grand centre d’identification de la région parisienne. On y faisait venir les manifestants, les victimes de rafle, et on les faisait patienter dans des hangars surpeuplés. Le parti communiste et le FLN alors avaient déjà fait la comparaison.
Mais je ne suis pas certain[e] de retrouver ce lieu, ancien camp militaire. Je crois d’abord devoir aller au parc floral, voire à la Cartoucherie. Je poursuis au-delà, jusqu’à Joinville. Là où se trouve l’école de police, il y a encore un camp, celui où sont enfermés des migrants. De centre d’identification on est passé à centre de rétention. Eux aussi attendent.
Je suis à l’orée du bois, le long du périphérique. Je prends les petits chemins de terre sinueux. J’ai l’impression de mener une mission d’investigation. J’arrive devant les portes et je suis pris[e] de panique. Des policiers dont je n’ose croiser le regard doivent se demander ce qu’un jeune homme [alors] fait ici, un appareil photo autour du cou. Je fais mine d’être touriste. Après tout je ne cherche pas à photographier l’intérieur ni les visages. Je suis les barbelés, traverse le périphérique. Je me fais des frayeurs, peut-être car il y a des raisons d’avoir peur. La paranoïa tourne à plein régime. Vont-ils regarder les caméras ? Suivre mon parcours depuis Nanterre ? Sauront-ils me retrouver ? Un mirador à l’angle, un cliché rapide. Et puis traversant le périphérique cette vision étrange d’une statue monumentale. De profil et difficilement visible entre les ronces, je crois à un zouave. Probablement un monument aux soldats de la Grande Guerre, les poilus pas les indigènes, [non, c'est plus ancien] qui semble servir de pilier au mur d’enceinte de ce camp.
Il y a quelques jours j’ai appris que mes deux arrière-grands-pères algériens étaient morts durant la Grande Guerre.