Animal Crossing, une galerie d’art si riche et si pauvre
Une femme de profil, en buste surplombe l’entrée de la galerie d’art. Celui-ci est réminiscent des portraits de jeunes femmes de la Renaissance italienne, peints ou sculptés (Donatello, Civitalli, Botticelli, Paollaiuolo surtout, dont un des portraits est si iconique qu’il sert de logo, un peu comme ici, au musée Poldi Pezzoli qui l’héberge).
Il annonce bien ce qui nous attend comme idée d’une galerie d’art.
Il faut immédiatement évacuer le premier point, l’évidence qui explique aussi tout ce qui va suivre. Il s’agit d’un musée imaginaire : plus précisément d’un imaginaire commun. Le choix est extrêmement restreint, une trentaine de “toiles” et une dizaine de “statues”. La logique est celle de tout ouvrage généraliste, de collection des incontournables, et cette logique est extrêmement biaisée.
Si l’on observe l’ensemble des œuvres graphiques, plusieurs éléments nous sautent aux yeux. La première chose est que ces créations sont très restreintes dans le temps : entre 1482 et 1899, à peine plus de quatre siècles. Mais elles sont aussi réduites dans l’espace : le Japon et l’Europe.
Cela est sans nul doute lié à la prépondérance du récit européano-centré dans l’histoire de l’art. Même la présence non négligeable d’art japonais peut dans une certaine mesure y être liée, ayant été un objet de fascination et de collection en Europe et aux USA depuis le 19e siècle. On n’oubliera évidemment pas qu’il s’agit d’un jeu d’origine japonaise, qui met en valeur cette culture, à travers la célébration d’événements (Hanami) ainsi que la variété de ses mobiliers intérieurs et urbains. On peut de même inverser le regard, celui d’un Japon marqué par l’occident, particulièrement la culture française, ce qui explique la prépondérance française dans la galerie d’art.
C’est donc une production qui s’articule en trois temps : la renaissance italienne tout d’abord (Botticelli, de Vinci), l’âge d’or néerlandais ensuite (Rembrandt, Vermeer), la peinture française du 19e enfin, du réalisme romantique de Delacroix à la modernité post-impressionniste de Cézanne. D’autres œuvres viennent diversifier un peu le parcours, tandis que 5 les œuvres japonaises (les deux paravents de Sotatsu comptent pour une ici) montrent différents pans de la création de la période d’Edo, (Bijin-ga, Bunjinga, Yakusha-e, Ukiyo-e). La tendance se renforce encore si l’on explore les autres peintures qui ont figuré dans les différents jeux de la série (Gauguin, Degas, Renoir) et que l’on peut imaginer retrouver plus tard suite à une autre mise à jour.
Un détail particulier me chiffonne, c’est le nom donné dans le jeu (et depuis le premier jeu) aux œuvres : “painting” en anglais, “toile” en français, alors que non seulement il n’y a pas que des peintures mais que même parmi les peintures, toutes ne sont pas sur toile. On retrouve deux gravures sur bois japonaises, un dessin avec l’homme de Vitruve. Si l’on se réfère aux anciens opus, on retrouve aussi des affiches de Mucha et Toulouse-Lautrec. Les peintures japonaises sont sur soie tandis que dans la tradition occidentale, les panneaux de bois étaient très utilisés avant la toile mais ne disparaissent pas avec l’avènement de l’huile sur toile. De plus, l’adjectif (qui n’est pas forcément une traduction) venant qualifier de manière unique ces œuvres est au mieux un jeu de mot simpliste (toile nacrée pour la jeune fille à la perle) au pire inapproprié ou absurde.
L’ensemble des “toiles” ignore donc l’art d’avant la renaissance et celui du 20e siècle (pour des raisons de droit peut-être, mais aussi peut-on imaginer d’une certaine désapprobation envisagée de ce qui dévierait trop fortement de ce qui est reconnu comme appartenant à la tradition picturale), mais aussi toutes les pratiques graphiques hors du grand art d’Europe et du Japon, alors même qu’il n’y a pas de réelle restriction sur la nature des “toiles”.
Les “statues” posent d’autres problèmes.
Une fois de plus, le terme lui-même est malvenu : si la plupart des œuvres sont en effet des statues, représentations de figures sculptées dans la pierre, modelées dans la terre, ou extraites d’un moule de plâtre, certaines sortent de ce que l’on catégorise habituellement comme sculpture dans les beaux-arts.
La pierre de rosette par exemple, est un artefact archéologique, d’importance et de rayonnement culturel majeur c’est certain, mais qu’il peut être difficile de considérer comme statue, et partant comme œuvre d’art.
Il en irait sans doute de même du Houmuwu Ding, un coffre de métal cérémoniel chinois. L’objet serait plus logiquement classé parmi les arts décoratifs s’il ce n’est parmi les artefacts archéologiques.
Leur présence peut sembler désenclaver les classifications rigides que j’ai moi-même évoquées et qui sont à la base de l’organisation classique des salles de musées. On pourrait estimer qu’il s’agit de mettre au même niveau une variété de productions.
Mais l’impression que me donne cette catégorie, qui n’existe que par opposition à celle des “peintures”, est celle d’un fourre-tout pour tous ces objets mémorables de l’histoire humaine mais qui ne sont pas en deux dimensions (alors même que toute peinture n’est pas bidimensionnelle et que toute sculpture n’est pas forcément en haut-relief voire en ronde-bosse). On retrouve des statues antiques grecques, chinoises, japonaises, égyptiennes et olmèques : celles-ci permettent à la fois de couvrir un temps non existant dans la catégorie des peintures, mais aussi un espace à peine évoqué : la Mésoamérique, l’Égypte, la Chine. La statuaire gréco-romaine intègre la plus grande histoire de l’art européano-centrée, en lien avec l’Égypte qui, on peut imaginer, figure aussi du fait de sa présence importante dans les grandes collections européennes. Il ne s’agit pas de diminuer l’importance de l’art égyptien, mais de prendre en compte le cadre qui les a intégré à ce récit historique et a figuré ses pièces spécifiques à ce niveau de notoriété. L’Europe a longtemps colonisé les fouilles, la recherche et la mise en scène et muséification de ces objets. Sautant les productions de l’époque dite “médiévale” en Europe, une statue italienne de la Renaissance et une française du 19e semblent venir compléter les salles de peinture (la place du Penseur de Rodin, à l’extrémité de la salle où sont exposées les peintures françaises, souligne cette logique dans la mise en scène de la galerie). Une dernière statue du 19e, cette fois-ci américaine mais représentant Kamehameha Ier, permet de représenter la Polynésie et évoque l’histoire du royaume de Hawaï (une histoire très liée aux États-Unis et au Japon).
Si je m’appesantis sur ce point, c’est que d’autres éléments similaires ne peuvent pas intégrer le musée. Je pense aux objets rares fournis par Gulliver : ce drôle d’oiseau fait le tour du monde et en ramène des souvenirs fabuleux, simples bibelots, vêtements typiques ou bien de pièces archéologiques ou œuvres. Dans New Leaf, on pouvait ainsi obtenir une statue de Gaudi, ou un sarcophage : le sarcophage n’était visiblement qu’un design générique, mais peut-on en dire autant du lézard ? Dans New Horizons, on retrouve ainsi une statue Moai de l’île de Pâques (présente dans tous les opus). S’agit-il d’une réplique de monuments comme la statue de la liberté, le Sphinx de Gizeh ou de Stonehenge ? Pourquoi intégrer cette statue parmi les objets rares et non comme objet de musée, comme la Victoire de Samothrace ou la tête olmèque ? Ce n’est pas comme si on participait de toute façon avec Rounard à un trafic très légal d’objets et œuvres internationales.
La différenciation principale, avec le mobilier, les œuvres et vêtements que l’on peut acquérir en boutique serait le caractère éminemment “touristique” de ces objets, attractions d’extérieur (comme la Sirène de Copenhague, le Manekin Pis de Bruxelles, ainsi que les reproductions de monuments comme la Tour de Pise, le Sphinx, la Tour Eiffel), bibelots (figurine de femme hawaïenne, Matryoshka) ou objets et habits traditionnels. Ils seraient rares, mais pas “uniques” comme les œuvres d’art du musée. Ils ne s’agirait pas de “vrais”, mais de symboles.
Doit-on concevoir un musée en extérieur ou bien un mini Las Vegas avec nos reproductions à échelle réduite ?
Quand on réfléchit au statut actuel des musées, l’action de “muséifier” paraît à la fois une reconnaissance et une privation. Dans Animal Crossing, cette privation est minimale, les objets pouvant exister hors du musée. Après tout, il existe aussi des musées de la mode et du costume, des musées témoignant de nos vies et celles de nos ancêtres ou contemporains d’autres traditions à travers des objets du quotidien, tant de choses qui ont perdu leur rôle mais continuent de porter une signification profonde sur nos comportements et notre appréciation du monde.
Cursed Mask (Kenya) dans AC : New Leaf ©Animal Crossing Wiki
Se pose aussi la question de comment les objets intègrent les musées, à qui les objets appartiennent en premier lieu : Rounard comme Gulliver ne s’épanchent pas là-dessus. Un masque tribal africain a-t-il vocation à finir entre les mains de Thibou, dans une pièce de notre maison ou revendu sur le marché du navet ?
Faut-il trouver dans Animal Crossing la classification ultime qui permettra d’assurer le plus grand respect de chaque objet ? Est-il possible de résoudre les interrogations contemporaines de nos institutions et de la nature de ces objets à partir d’un musée à la logique conservatrice et un marché de l’art confus sur la nature même des objets échangés ?
En bref. La nature des objets et leur sélection au sein du musée est un élément de discussion qui doit pouvoir pousser de nombreux·ses professionnel·les à s’interroger. Le jeu agit encore selon des règles et mécaniques fixées au tournant du siècle. L’inégale et maladroite représentation à travers les items à collecter dans le jeu doit ouvrir de réelles interrogations chez nous. Pourquoi ne pas reconstituer son propre musée avec les artefacts personnels qui nous touchent et nous intéressent, pourquoi ne pas apprendre à ne pas tout intégrer au musée, à recontextualiser ou à restituer ?
- Titre
- Animal Crossing, une galerie d’art si riche et si pauvre
- Date
- 27 avril 2020
- Version d'origine
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- Langue
- Français
- Collections
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