J’aurais bien aimé voir ma grand-mère.
Je serais bien allée à Créteil pour tenter d’offrir quelques mots. Trop longtemps que je ne l’ai pas vue. Et que doit-elle penser ?
Mon père, la dernière fois que nous sommes rentrés de chez elle, m’a menacé. Pas explicitement, pas violemment. Mais avec cette perfidie paresseuse de ceux qui ne veulent pas avouer leur propre ressentiment.
C’était il y a plus d’un an maintenant. Et je devais à peine avoir entamé ma transition. Quelques mois plus tôt, j’avais tout dit à mon père, tenté de lui expliquer, ou au moins de toucher une sensibilité, une corde affective qui aurait raisonné son premier sentiment de dégoût, d’incompréhension, de mépris.
La dernière fois que j’ai vu ma grand-mère, j’avais fait des baghrir. Je portais du vernis. Mes cheveux étaient déjà plus longs, coupés au carré. Comme toujours, j’aidais ma grand-mère et ma tante à la cuisine, là où les garçons ne doivent pas aller. Ca me réconfortait presque un peu, cette remarque de leur part, car ce n’était pas un refus net. Tout n’était pas dit ni compris, mais il y avait une douce acceptation dans le regard. Et sans grand geste, sans grande démonstration, je pouvais soupirer d’amour sur son épaule, surtout après la chorba.
« Elle a vu ton vernis. Tu sais, elle n’est pas bête ta grand-mère, elle m’a fait la remarque. Elle va se poser des questions. » Soudain les réflexions s’aiguisaient. Les rôles genrés plantés comme une toile de fond innocente se métamorphosaient en une forêt d’épées. Toute rupture de la vie et de nos relations telles qu’on les connaissait serait insupportable… pour qui ? « Et qu’est-ce que je vais lui dire moi à ta grand-mère ? »
Je pourrais m’en sortir, écorchée, chancelante et haletante. Mais ma grand-mère y survivrait-elle ? La menace planait, aussi bien sur moi que sur elle.
Je ne parle plus à mon père depuis quelques mois.
Mais je ne parle plus à ma grand-mère depuis plus longtemps encore. Et pour ne pas m’aventurer sur le fil d’une lame, manquant de faire basculer dans le gouffre une existence éternellement précaire, je me satisfais de ces petites piques de la mémoire, qui constamment me rappellent qui je ne suis pas. Une bonne petite fille. Une fille au sang d’Algérie. J’espère qu’elle ne souffre pas de ce silence.
Toute fierté est forcée, car après tout je connais si mal ma famille.
Les insinuations de mon père me font encore mal. Je ne m’inquiète pas d’eux. J’ai tout rejeté. Selon lui. Qu’est-ce que j’en ai à faire d’elle, de lui, de l’Algérie ?
Quand j’ai vu les photos de Zineb Redouane, j’ai pensé à elle. J’ai vu son visage meurtri. J’ai pensé à l’appeler, à prendre le métro. Je n’ai rien fait. Je suis paralysée à l’idée de lui parler de moi. Et de faire comme si je n’avais rien dit, et de parler d’elle, avec elle. Je connais à présent mieux la vie de Zineb Redouane que la sienne.
Aujourd’hui l’Algérie joue en finale de la Coupe d’Afrique des Nations. Peut-être que j’aurais pu voir le match et j’allais dire, pour la rime pauvre, à la maison. Cette maison que je connais si bien. Chaque fois que j’y vais, que j’y allais, je visitais les pièces, pour m’assurer de toujours bien connaître, car c’était tout ce que je connaissais.
Aujourd’hui, la maison est loin. L’Algérie aussi et je serai heureuse pour le pays de mes ancêtres, et la révolution en marche. Et moi je suis ici, ici où Paris sans l’Algérie n’est rien, et moi pas beaucoup plus.