Miroir sans teint

On commencerait par un extérieur jour. La caméra passe sur les cimes des arbres, de loin, sans jamais s’enfoncer dans la canopée.
Le mouvement de cet œil mécanique est subtil, anecdotique. Je le remarque seulement parce que je n’ai pas pu l’explorer, cette canopée. Les rêves d’autres jeunesses affluent comme autant de percées du jour entre les feuilles. Je n’ai pas le temps de voir le frémissement des tâches de lumières au sol, pendant une après-midi de douceurs. Je n’ai pas le temps de me reposer sur le vichy d’un déjeuner sur l’herbe. Je sens presque sous mes doigts les lichens d’une branche encore humide, qui servira aux cabanes du fond du bois. Lichens qui nourriront les récits fantastiques, branches qui couvriront les mondes enfantins. L’œil mécanique dérive, en un instant. J’ai rêvé mille autres vies derrière un filtre inconséquent. Une banalité sans nom découpée entre les lamelles de mes jalousies. Aucune réalité ne m’a transpercée comme celles de ces quelques secondes.

Aussi que j’ai vécu autrement la fin de mes jours.

Drôle de formule. Presqu’épuisée de l’entre-deux lumières.

Chacun de mes jours s’est augmenté d’une gloire rayonnante. Chaque retour au toit l’excellence d’une couleur différente.

Ma mère m’a appelée aujourd’hui. M’a appelée « ma chérie ». M’a appelée Alyx.

L’intensité des ondes est aussi celle des distractions. Une réalité de panique, l’unique fil tendu de mes craintes est aussi celui qui vibre hors de raison. J’ai peur des araignées. Elles aussi pourtant suivent d’instinct cet unique vibration, sur une toile si diffuse. On m’a appelée monsieur. Et puis on m’a regardée. Et puis on m’a alpaguée. Et j’ai changé de trottoir. J’ai changé d’arrêt de bus.

Tout change et je ne fais que basculer dans la réalité. J’avais l’habitude de craindre que les gens lisent comment je pensais, comment je me voyais. Aujourd’hui la peur est dans l’inadéquation de mon regard et celui de l’autre. Je me pense encore autrement que je me montre. Je fais le deuil de qui je suis en même temps que je tente de l’affirmer aux yeux du monde. Ma réalité est un pied dans le fond de teint, un pied dans le fond du trou.

Qui je vois dans la glace est qui je vois reflétée dans le regard des autres. Qui je suis ne peut attendre les miroirs. L’idée qu’une personne trans se voit différente qu’elle ne paraît, je n’y souscris pas. Je rêve si fort, face au miroir, mais ce n’est pas là que la mécanique des autres vies opère, je rêve mais ne maintiens jamais la distance entre le verre et moi. Pas d’illusions.

Titre
Miroir sans teint
Date
20 avril 2018
Version d'origine
Tumblr
Langue
Français
Collections
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