Singularité transitionnelle.
[CW harcèlement de rue / agression sexuelle]
Il existe des moments singuliers dont la nature ne se révèle que trop tard. Les rides de l’eau fardent la surface de ton destin. S’il ne s’était agi que d’un fil, le vibrato aurait empêché qu’on puisse plus suivre des yeux sa course ou sa présence, là, à cet instant. Cette singularité perce notre chair, fuse droit, et joint un autre lieu de notre mémoire.
C’est là que la violence du présent érupte en souvenirs qui affolent.
Pourtant il ne s’agit de rien. Pour eux surtout, ce n’est rien. Je distribuais à l’habitude devant une salle de théâtre. La pièce allait commencer, les retardataires arrivaient en sueur et peu s’encombraient de La Terrasse. Un jeune homme s’approche, je crois qu’il attendait depuis un moment devant l’entrée, le trottoir est large ici, encombré. Il me demande ce que c’est, je lui réponds, distraitement, mécaniquement. Quelques minutes passent avant qu’il ne revienne. Je remarque immédiatement son ami, Iphone doré tenu à l’horizontale. Il redemande, m’en prends un, puis deux. Il insiste pour prendre mon paquet des mains, son pote se retient de rire je crois. Je croise le regard de leur amie qui les accompagne, silencieuse. Déjà je crois appeler à l’aide de mes yeux ahuris car je ne sais pas quoi faire, je ne comprends pas ce qui se passe, enfin je le vois très bien, mais pas les motivations. Il commence à gesticuler, à aller voir des gens avec ces numéros du magazine, insiste comme je n’ose le faire pour les leur mettre en main. J’ai peur car je ne sais pas, je ne sais jamais, ce dont est capable qui que ce soit. La blague est longue. L’heure est terminée. Je prends mes exemplaires restants pour les ranger quand il tente de m’en prendre plus des mains. Je sens la force, la sienne pas la mienne, je panique à l’idée que je ne fasse pas ce qu’il faille. Je proteste sans hausser le ton, je m’accroche à mes papiers comme à une bouée. Un type de la sécurité fait un signe, ne dit mot, et la pression s’évanouit.
Je n’étais pas livide, cette fois. Je n’ai pas répondu, cette fois. J’étais énervée. J’étais une boule de larmes. Je suis rentrée dans le théâtre et j’ai attendu.
J’ai peur des gens. Et je l’avais oublié. C’est moi le pigeon dans la ville, qui vole trop près des gens, qui risque les coups de canne. J’ai toujours peur des gens et je n’avais réussi qu’à me le faire oublier à moi. Ce soir le souvenir m’a brûlé la gorge. Les réflexes ne m’avaient jamais quittée : je longe les murs, ou les caniveaux, je danse pour éviter le moindre contact, j’accélère le pas pour esquiver toute contrariété, je baisse les yeux, je me couvre les oreilles. Je suis toujours aux aguets. J’avance trop vite pour la ville. Je veux servir avant d’être servie, et quand j’oublie je panique. Car je ne connais pas la réaction des gens. Qu’attendent-ils ? Que feront-ils de moi ? La moindre réalisation que j’existe dans leur monde entrainera la mort.
Que font les gens qui prennent du temps pour eux ? Je veux dire, ceux qui se l’accaparent, qui ne se soucient pas de moi, mais du temps que je leur dois. Ils me causeront du souci sans doute, car leur temps est plus précieux. Ils viendront me voir, m’alpaguer, me tourner en ridicule ou me frapper. Je serais pétrifiée dans les transports, là où il n’y a que du temps à perdre et que personne n’en a pour les autres. Je me ferai saisir l’entrejambe. Again. Et je ne ressens que ça, quand on me bouscule, quand on m’adresse la parole, quand on vient prendre son temps là où j’essaie de faire gagner du temps à tous. Cette main qui, détachée d’un corps, d’un visage expressif, mange mon temps dans un espace où je tentais de ne pas prendre de place. Ce n’est rien. C’est un haut-le-cœur constant. Je suis rappelée à mon existence, et constamment mon expérience, par des inconnus, des hommes dont j’aimerais ne pas observer la présence.
Passez votre chemin comme je trace le mien. Prenez votre temps, regardez, je vous laisse le champ libre, tout une rue loin de moi qui marche terrifiée dans la rigole. Alors qu’avez-vous à me suivre depuis le bar ? Donner son temps, c’est s’effacer, c’est caresser la bête immonde dans le sens du poil pour qu’elle n’ouvre pas l’œil. Le monde mord et je ne veux pas sentir autre chose que son haleine putride. Le temps est une denrée rare que je dépense entièrement à ne pas perdre celui des autres. Ne pas faire de ride, pour que les autres filent droit.
Je ne me vois pas reconquérir la rue. Prendre mon temps, ne pas l’offrir aux autres. J’accélère ma perdition. Traverser Paris, ce fut un privilège de quelques moments de désinhibition. Des moments de solitude, d’heures mortes. Chaque silhouette avant l’aube était toutefois teintée de menace.
Le privilège d’avancer en tant qu’homme dans la rue.
Ce soir, j’avais abandonné ce privilège. Comme je l’espère tous les soirs à venir.
J’ai parfois peur de chercher à me faire violence, et à ce que la société me fasse violence. J’en ai parlé au psychiatre, et je lui ai parlé de tant d’autres choses, quand je lui ai dit que j’étais trans.
La violence, je me l’impose car je ne sais comment vivre autrement un genre dans lequel je n’ai pas grandi. La violence, elle fut sporadique, anecdotique, des pierres qui m’ont emporté vers le fond sans que je ne fasse de ride à la réalité des autres. La peur, elle, est une constante, et ce depuis mes premiers souvenirs. Il n’est pas sain d’associer ce « devenir femme » et cette « victimisation anticipée ». Il ne s’agit pas d’une motivation. Il ne s’agit pas de nourrir la peur. Je suis femme. J’ai peur. J’ai peur d’être femme pas de la même manière que j’ai peur d’être perçue comme femme. J’ai peur d’être vue comme trans. Toutes ces peurs sont liées à la reconnaissance de la souffrance de ces catégories sociales, et non une nature propre. Je suis trans.
Je ne veux pas reconquérir la rue, y être et y être femme sont déjà deux missions suffisantes. J’aimerais être perçue comme femme, j’aimerais aussi qu’être femme n’implique pas cette violence.
Peur de ne pas être assez femme, encore masculine, de me « trahir » ou au contraire que ne laisser rien transparaitre efface une réalité qui me touche. Peur d’être, quelle que soit la situation, présente. Je ne veux pas être présente, je veux longer le mur car je ne serai jamais en sécurité. Je veux être absente, invisible. Je veux être fière, que tout le monde me voie, que personne n’ait de temps à perdre contre moi.
Je serai fière, ça je le promets. Je veux rester cachée. Je serai entière, mais face au monde délestée de moi-même. Fière et invisible, fière plus longtemps. Les couleurs voleront haut, rapides.
C’est pourtant simple. Je suis peureuse. J’ai déjà mis tout mon courage dans un effort de coming-out. Je resterai peureuse quand je serai seule, quand je serai regardée. Laissez-moi passer, sans poser de questions, sans réaction.
Je souris aux gens, quand je distribue La Terrasse. On me l’a déjà dit, « on ne peut pas vous le refuser, avec ce sourire ». On m’a aussi dit « j’aime tes chaussures ». Des gens qui m’ont regardée de bas en haut, ont tenté maladroitement de me dire autre chose, quelque chose d’encourageant, ou pour éviter un autre commentaire, parce qu’évidemment il faut un commentaire. On ne peut pas appartenir à la bête et ne pas se permettre de bons mots.
Je ne suis pas ce sourire et je ne veux pas de courage.
Parfois je veux pleurer, souvent. Ma plus grande faiblesse est de ne pas encore y arriver.
Et qu’il ne vous importe pas si je pleure, si je rie.
- Titre
- Singularité transitionnelle.
- Date
- 27 septembre 2017
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- Français
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