Sciamma's Cargo

C’est une traversée houleuse, et l’horizon est bas. Une modulation lyrique du voyage vers l’inconnu.
Il y a un aller et un retour, et entre ces deux un souffle de vie. Il n’y a finalement pas d’Orphée, pas de miroir traversant. Tout est là, et réfléchi, et s’entraîne dans la même direction. Il n’y a pas d’Orphée car il n’y a pas d’abandon, il n’y a pas de muse sacrifiée. Pas de retour en arrière.

L’action a lieu en 1770. Elle a lieu en Bretagne.
La Bretagne a longtemps été un ailleurs. Ici c’est une île, un autre isolement encore, près d’envelopper les femmes, de les isoler le temps de se soigner des hommes, d’aimer loin d’eux. Mais ce n’est pas une parenthèse ni un au-delà. C’est une vie, qu’on emporte avec soi encore après.

Il y a tout un regard sur le male gaze, c’est évident, et l’apprentissage de sa déconstruction. Marianne, cheval de Troie, fait entrer leur regard étranger sur ces lieux. La comtesse qui ne jure que par lui, une fois partie, fait oublier les attentes d’un retour à la terre. Si Quiberon a tout pour offrir l’utopie d’un instant, c’est qu’on y sait qu’hors d’elle aussi on vit, on est soi. Il n’y a d’utopie qu’en tant qu’elle nous permet de survivre ici, sous un regard imposant.

La traversée n’est pas celle qui va et part de l’ile. Elle est celle qui va du souvenir à la dernière rencontre. Il est là, le chavirement. Le film entier est cette toile qui dit tout sur son voyage, et non seulement ses personnages.

Dans un article de 2007, Jennifer L. Roberts enquête sur l’iconographie complexe d’un tableau, le Jeune homme à l’écureuil de John Singleton Copley, datant de 1765 soit l’époque même à laquelle se déroule l’intrigue du Portrait d’une jeune fille en feu. Le neveu de l’artiste pose devant un grand rideau rouge, assis à une table en bois ciré où un écureuil volant croque une noix. Il joue avec la chainette dorée qui retient l’animal ; il semble la soupeser entre ses doigts, l’utiliser comme une mesure, au-dessus d’un verre d’eau. Son regard est tout entier absorbé vers l’extérieur du cadre. Le garçon ne nous accorde pas un regard.
L’historienne de l’art en fait une lecture passionnante, et impossible à ne plus voir lorsqu’on contemple le tableau.

Artiste américain, Copley envoya ce tableau à l’Académie royale de peinture à Londres pour être sa pièce de réception, un ouvrage dont il espère que la qualité remarquable soit reconnue par ses pairs. Par bien des aspects, cette toile se veut aussi un manifeste de la peinture américaine, et un commentaire sur le voyage, le voyage d’une oeuvre.
Comme l’observe Jennifer L. Roberts, les objets sur la table et leur disposition ne sont pas anodins. Le bois, l’écureuil, appellent à l’esprit les Amériques, où cet animal vit. Plus singulièrement, la chaînette, décrivant un arc de cercle au-dessus du verre d’eau, semble référer à la traversée de l’océan atlantique que doit entreprendre le tableau. Un jeu de profondeur nous interpelle, nous fait réaliser qu’elle n’est en réalité pas exactement à la verticale du verre, plus avant sur la table.

Toile vierge, symbolique si évidente, ce n’est toutefois pas sur son tableau d’Orphée et Eurydice, ni même sur le portrait où Héloïse est devenue mère, que s’arrête le récit. Ce n’est que la première dernière fois. La dernière fois, ce fut

C’est à cela que m’a fait penser la caméra ballotée par les flots, la toile vierge emportée par les vagues.

Il n’y a pas d’infini à épuiser car il n’y a que l’espace entre nous, et l’on peut patienter une vie, c’est notre résilience.
Si l’espace entre Marianne et Héloïse n’est plus jamais franchi, du moins est-il empli de leur amour, et, la caméra s’approchant, c’est à nous de le franchir, car nous aimons librement.

Sciamma’s cargo

Le garçon à l’écureuil de John Singleton intrigue. Il n’est pas comme les autres portraits, ni de l’artiste, ni de ses contemporains.

Le cadre chavire. La caméra chavire.
Il faut traverser vers un ailleurs :

Marianne
Héloïse

C’est fini quand on s’arrête

Impossible d’épuiser l’infini (Blanchot)

Il n’y a plus d’Orphée. Que des Eurydice disant adieu.
Il n’y a pas d’ici, uniquement l’ailleurs, l’alors.

Titre
Sciamma's Cargo
Date
10 octobre 2019
Langue
Français
Collections
Dans les tiroirs