Projet Mnemokine

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Elle arriva d’un pas pressé, presque prête à courir dans les couloirs de l’institut. Elle l’avait vu dans les films, et lu dans les romans, les découvertes se signent d’une surprise soudaine, une exclamation sonore, une excitation qui doit se partager. Medoly était impatiente de tout raconter.

 

 

 

Mais en entrant dans la salle de réunion, elle n’était accompagnée d’aucune révélation. La salle était au 3e étage de l’Institut. Les fenêtres n’étaient pas doublées et on entendait toujours l’animation de la rue, lorsque le vent ne faisait pas vibrer le verre. Le papier peint était défraîchi, il devait dater des années 2000, la moquette était sombre, neuve, et absorbait le bruit des chaises. Au centre, la grande table pouvait réunir une quinzaine de personnes, mais il n’y en avait que trois avant qu’elle ne s’y installe.

Il s’agissait de la directrice de l’Institut, Ophelia Kauffman, et de deux personnes que Medoly ne connaissait pas.

 

-       Mesdames, permettez-moi de vous présenter Medoly Belloula. Elle est à la tête du projet Mnemokine.

Medoly fait un signe de tête, elle n’a jamais été très à l’aise avec ces rendez-vous formels. Face à elle, les deux femmes assises répondent d’un dodelinement similaire, les yeux souriants accentués par les ridules en coin.

 

-       Enchantées Madame. Je m’appelle Sonia Leyster et voici ma collègue, Samta Yalter. Nous sommes absolument fascinées par votre travail depuis la première annonce du projet. Nous travaillons nous aussi sur des modèles d’intelligence artificielle et de reconnaissance d’image et nous souhaitions nous entretenir avec vous. Mme Kauffman a généreusement proposé cette rencontre lors du dernier colloque sur les enjeux de la lecture automatisée des images. J’ai cru comprendre que vous n’aviez pas pu vous y rendre ?

-       Oui, je préfère généralement déléguer à des membres de mon équipe la présentation de notre projet. Je sais combien c’est important de pouvoir rendre visible son travail, j’ai simplement du mal à me rendre visible moi-même.

-       Je comprends tout à fait, intervient Samta. Moi-même je ne me déplace que pour des réunions en petit comité, là on peut parler.

Medoly sourit nerveusement.

-       Je suis évidemment très heureuse de pouvoir vous rencontrer et vous présenter de vive voix mon projet. Vous arrivez d’ailleurs à un moment critique. Mais si vous pouviez m’éclairer un peu plus sur vos objets de recherche, cela me permettrait sans doute de mieux vous éclairer sur des points clés de Mnemokine.

Samta ouvre une chemise sur laquelle elle gardait les mains jointes depuis l’arrivée de Medoly. Elle en sort des reproductions d’oeuvres de la Renaissance, ainsi qu’un tableau comportant des détails alignés avec des noms.

-       Vous devez être familière avec les principes d’attribution de Morelli je suppose ?

-       Bien sûr ! C’est même un des premiers algorithmes que j’ai tenté de développer quand j’étais encore en licence. Ils y en avait déjà toute une flopée évidemment, mais j’avais envie d’explorer l’attribution de faux. Une prof en avait parlé en cours de droit, je voulais voir comment analyser les copies pour voir s’il était possible de retracer la logique de création d’un faussaire.

-       Parmi ces logiciels existants, il y avait le nôtre. Cela fait près de vingt ans que nous avons développé le premier algorithme d’attribution dans notre laboratoire universitaire. Il ne se basait déjà plus sur les travaux de Morelli mais ils exemplarisent ce que nous avons pris d’appeler de la proto-algorithmie instinctive.

-       Attendez ! Je crois que je vous ai citées dans mon mémoire ! S’exclame Medoly.

-       Étant sous contrat de l’Etat, nos logiciels sont libres, poursuit Sonia indifférente. Ils ont promptement été récupéré par Sotheby’s et autres. Et même s’ils gardent sous la main des experts, le certificat d'authenticité est depuis une dizaine d’années renforcé par la vérification de leur IA, nourrie par les milliers d’oeuvres que la maison voit passer entre ses mains.

-       Personnellement, je n’y vois pas de problème, concède Samta. Après tout, ils ont la plus large collection mouvante, ce qui leur permet de faire un travail que nous serions incapables de faire à notre échelle. Le fait qu’il intègre un argumentaire de vente et d’inflation du marché de l’art m’inquiète plus.

Medoly hoche la tête. Elle sent soudain que sa jambe tressaute sous la table. Ça lui arrive tout le temps, car les règles ne sont jamais claires et elle ne comprend pas exactement ce qu’elle doit faire. Elle regarde tour à tour les deux femmes. Silencieuses. Melody tente de déterminer ce qu’elles attendent d’elle.

-       Le projet Mnemokine ne s’aventure pas à analyser l’authenticité des images.

-       Et nous non plus ! Les propositions de ce genre sont plus nombreuses chaque jour. Certains tentent de vendre des logiciels spécialisés pour un artiste, d’autre prétendent pouvoir s’adapter à n’importe quel type d’objet, il y en a même qui font croire qu’il suffit à leur algorithme d’une reproduction sans aucune information matérielle extérieure pour pouvoir attribuer à coup sûr. Nous ne sommes pas là pour reprendre la main sur un marché totalement déréglé. Nous avons autre chose à vous proposer.

De sa chemise ouverte, Samta sort de nouvelles images.

 

Elle les étale, dans un ordre qui semble aléatoire et pourtant… Melody voit Samta relever discrètement un coin d’une feuille, comme pour y trouver un aide-mémoire. Elle assiste à un tour de passe-passe, mais elle ne sait pas quelle carte suivre au juste. Les clichés s’alignent. Pas de réelle ligne ou colonne, certains papiers de petite taille et d’autres que Samta doit déplier. L’impression étrange de se faire avoir, et de se faire happer. Elle reconnaît certaines images. Mais le sentiment de malaise qu’elle éprouve soudain n’est attachée à aucune d’entre elles.

Ou plutôt

 

-       Nous avons recueilli ces images grâce à des données que vous avez vous-mêmes publiées en ligne. Sonia semble presque amusée du regard vitreux de Medoly. Rien de bien difficile. Vous avez une vie numérique bien animée. Elle se lit comme un livre ouvert !

-       Et nous avons mis ce livre en images, conclut Samta.

 

Face à elle, un océan de douleur.

 

-       Vous devez à présent comprendre tout l’intérêt que nous portons à votre travail, n’est-ce pas ?

 

Medoly serre les poings sur ses cuisses. Mnemokine ne doit pas aller là. On ne peut pas. On ne doit pas à l'entraîner à ça.

Mnemokine n’a qu’une seule mission, et pas des moindres : offrir une cartographie exhaustive des symboles. Faire de ses symboles des traces de la mémoire, des engrammes. Tisser autour d’eux la compilation en expansion constante de la création iconographique humaine. Lorsque Warburg photographiait son atlas, il tentait de figurer les points cardinaux de l’âme en images. Ses tableaux noirs, aux images précisément assemblées, ont la beauté mathématique des puces électroniques qui ensemble forment le circuit électronique de la mémoire du monde.

 

-       Notre ambition… Melody tente de hausser la voix et se redresse dans son siège. Notre ambition est de lire les images comme unité d’un tout, à l’échelle de l’humanité. Nous entraînons notre IA à synthétiser les images en symboles et à en créer de nouveaux. Nous n’imaginons pas réduire l’échelle à celle de l’individu. Ce serait tenter de le réduire lui-même à des symboles, et le piéger dans une collection de motifs qui détermineraient sa vie.

-       Certaines personnes aimeraient pourtant avoir cette empreinte de soi, et la suivre ou s’en défaire pour être en meilleure maîtrise de leur avenir. Sonia hoche lentement la tête. Les gens sont incapables de saisir l’unique. Chaque objet de notre mémoire visuelle, pris indépendamment, est capable de concentrer toute la complexité de notre vécu. Vous souhaitez tisser la tapisserie du monde à suivre fil à fil, nous voulons proposer à chacun la trame stochastique de leur vie alimentée point par point. Nous avons besoin de votre algorithme.

 

Était-ce donc ça, le vertige de ces quelques images ? Un moment suspendu résumé en papiers découpés ?

 

La surveillance de nos vies n’était donc pas suffisante. Il fallait à présent la schématiser pour en extraire les indices de nos désirs et comportements à venir ? Les images. Plutôt que l’analyse des mots. Les images car elles expriment à notre place. Elles intègrent un vocabulaire plus restreint, mais la stratification de leurs usages et significations était presque une échappatoire, pour laisser libre l’interprétation. Car on s’adressait à l’autre.

Si l’on s’adresse à soi, ou à la machine, ces images régurgitent tout ce que nous en lisons. Les associations factorisent tous nos discours réels et potentiels.

 

-       Qui soutient votre recherche ?

-       Hollywood.

-       Comment ça Hollywood ?

-       Nous sommes en concurrence évidemment avec des gamins de la Silicon Valley. Mais notre expertise et notre expérience nous permettent pour l’instant de rester dans le jeu. Les studios veulent optimiser l’expérience d’un film. Imaginez que vous regardiez une comédie romantique adolescente. Le personnage principal aura toujours dans sa chambre des posters, images supposés nous faire apprécier son caractère. Certains pensent qu’il ne faut plus créer de personnage mais projeter celui du spectateur. Ainsi, si vous cochez l’option d’individualisation, un algorithme viendra remodéliser cette chambre pour la faire correspondre à vous, pas votre chambre, mais votre personnalité, qui vous étiez à cet âge, qui vous serez peut-être même.

-       Vous voulez automatiser le métier de set designer ?

-       Pour mettre dans la peau il faut mettre sur les murs ! Les gens attendent une thérapie de l’image.

-       Vous voulez automatiser la psychothérapie ?

-       Cela fait déjà des années que les gens se mettent dans des cases, se conforment à une analyse grossière fondée sur leurs propres insécurités, se satisfont de discours d’une banalité... Mais les gens ne maîtrisent jamais totalement une image, ce qu’elle signifie.Si on peut faire tout dire à une image, c’est aussi que personne n’a jamais rien exprimé de simple avec. Nous voulons remettre de la complexité dans un monde où l’on croit que l’image aussi est cadrée et normée.

 

La nausée noue l’estomac de Medoly. La table de réunion, jonchée d’indices obscurs de ses idées. Les images, mobiles en permanence dans notre esprit comme aujourd’hui en circulation constante. Ici fixes, arrêt de mort de l’impatience constante de notre conscience. Il n’y a pas de réalité plus travestie que celle de nos mémoires figées. Il n’y a de symboles que parce qu’il y a un partage. L’isolation pèse comme une chape de plomb. L’inverse d’un appel à la contemplation.

 

Mnemokine sera différent. Une agitation. C’est cela qu’il manquait. L’image insaisissable.

Medoly se lève, remercie ses deux visiteuses qui la regardent, confuses.

L’image ne doit pas nous accompagner, la saisir c’est sombrer dans la singularité du moment, être emportée par la force gravitationnelle de l’indice. On ne doit pas voir l’image, pas de face. Marcher sur le fil des connexions et ne garder l’image que dans l’angle de notre vue.

 

Mnemokine lira le monde, et nous n’en verront que le hors champ. Pour mieux apprécier la liberté qui y prend place.

 

Titre
Projet Mnemokine
Date
30 mai 2020
Langue
Français
Collections
Dans les tiroirs

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