Je ne veux pas parler de mon corps

“To encounter the transsexual body, to apprehend a transgendered consciousness articulating itself, is to risk a revelation of the constructedness of the natural order. Confronting the implications of this constructedness can summon up all the violation, loss, and separation inflicted by the gendering process that sustains the illusion of naturalness. My transsexual body literalizes this abstract violence.”

My Words to Victor Frankenstein above the Village of Chamounix — Performing Transgender Rage, Susan Stryker, 1993

 

Je me suis précipitée à la pause de midi à la station de RER. J’ai tiré le rideau du photomaton derrière moi et me suis assise sur cet étrange siège lumineux, organique, en plastique… Je me rappelle des tabourets qu’il fallait visser dévisser pour adapter à sa hauteur : aujourd’hui c’est l’appareil qui monte ou descend, on pourrait presque croire qu’il s’adapte à nous, quelle grandeur d’âme.

J’allais faire des photographies d’identité, les premières depuis si longtemps, pour la carte qui allait enfin porter mon prénom d’adoption, et figurer mon sexe féminin à l’état civil. Hors, toute pressée que j’étais d’évacuer cette tâche et pouvoir enfin déjeuner, je n’ai pas pu m’empêcher de m’obstiner et me soumettre à la reprise de clichés.

Ces photos ont une manière de nous écraser différente d’un selfie, révéler l’asymétrie d’un visage, creuser les traits. Je repense à ce qu’on se dit en ne blaguant qu’à moitié à propos de ses photos d’identité “on dirait un psychopathe”. L’anthropométrie nous hante.

A force, la pose était millimétrée, le visage désespérément ouvert, le coin des lèvres discrètement levé sans sourire. Je tentais de faire le point sur la caméra qui me visait, mais mon regard venait dévier sur mon propre reflet fantomatique, dédoublé par les vitres assombries.

Et je crois savoir quelle image vous vient lorsqu’on parle d’une personne trans face à un miroir. La totale. A vrai dire j’avais à ce moment un sentiment particulier, celui de voir comme entre les cordes des incarnations parallèles de moi-même, et des générations d’autres visages posant pour leur identification.

 

Que voulez-vous entendre ? Que je m’inspecte chaque jour dans le miroir, que je vois des traits qui m’effraient, que je me trouve laide ou pire, pas assez féminine ? Que le miroir me renvoie quelque chose, quelqu’un, qui n’est pas là ? Je suis heureuse de me voir, et de ne voir que moi. Et oui je fantasme devant le miroir, car à toutes on renvoie des normes inatteignables.

 

C’est à croire que le miroir aurait plus à dire que nous-mêmes sur nos corps. Alors sans doute êtes-vous tenté·e·s de mimer ce dialogue imaginaire entre une personne trans et son miroir. De vous intercaler, entre moi et ma vie, et poser des questions qui ne vous regardent pas. De reproduire à votre échelle le poids du regard du monde. Ma transition, comme tant de choses dans la vie d’une femme, transmettrait l’idée saugrenue d’une attente partagée, d’une mise à disposition du corps et de ses fonctions.

 

Aucune réponse n’est vraiment demandée. Ou plutôt, quelle qu’elle soit, elle ne fera que confirmer la logique interrogatrice. Poser la question (“en fait plutôt un commentaire”), c’est prétendre vouloir établir des faits. C’est plaquer une image, et l’image n’est pas alors une trace du réel mais un cliché qui doit le représenter, nous en destituer. L’image montre ce qu’elle veut et veut ce qu’elle capture. L’autre comme détenteur intouchable d’une vérité plus haute qui nous lie.

 

Je parle d’image. J’en parle toujours. L’image c’est la preuve immuable, exposante fixe. On ne parle de nos corps que par métaphores, dans un effort d’acceptabilité, on utilise des mots qui n’existent pas pour nous. Dans un effort de révolte on se les approprie. Ces formules qui ont été calibrées, réifiées par la psychanalyse, la représentation médiatique, nos propres résolutions, sont à leur tour performatives.

Je ne veux pas parler de mon corps car je n’ai pas de bonne métaphore, que mon corps change et mon statut aussi mais pas le cliché. Je n’ai ni la science ni le mot. Je ne suis pas “née dans le mauvais corps”. Je ne suis pas “piégée”. Aussi puissantes que peuvent être ces images pour exprimer l’épuisement d’un corps qui me serait “seconde peau”.

 

Le piège, il nous est tendu par ces questions indécentes, comme posées par la sphinge protectrice de la cité dont nous ne serions que l’énigme meurtrière. Il y a les questions sans gêne d’inconnus dont un élément de mon apparence aura mobilisé l’attention après m’avoir scannée de bas en haut. Et puis, il y a les questions de personnes ayant connaissance de mon statut, et dont il semble être le devoir de jouer le psy, le médecin, l’administration. On peut se rassurer, se dire qu’il ne s’agit que de paranoïa engendrée par la peur incessante véhiculée pour nous effrayer ou au contraire nous sauvegarder. Mais ce comportement, comme toute forme de discrimination, est constitutif du corps social dont nous sommes à la marge, la première étape d’un travail collectif d’intimidation.

 

 

Le piège, c’est ce monstre qui projette sur nous son ombre. Le miroir son œil humide fixé sur notre existence, celui-là même par lequel je me suis longtemps regardée, abjectivée. De la mythologie classique à la l’ironie cyborg en passant par l’imaginaire physiognomonique, une fiction est projetée sur nous par un système normatif qui ne peut ni ne veut pleinement accepter notre existence.

 

Il y a une tentation totalitaire et mortifère à s’effacer dans la masse, à se désinvestir de son individualité, à modeler son corps sous la pression de la foule compacte, homogène, qui nous enserre de chaque côté. C’est l’image du Léviathan, celui de Thomas Hobbes en couverture de son traité. A l’horizon se dresse une figure gigantesque, souveraine, et dont le corps comme couvert d’écailles est en réalité composite d’une multitude de silhouettes humaines, toutes tournées vers la tête couronnée. La métaphore n’était pas nouvelle alors et habite encore l’appareil contemporain. Pourtant, c’est sa caricature qui est plus souvent reconnaissable. A la rhétorique totalitaire célébrant les foules qui les portent répondent les visages de dictateurs recomposés de révoltes et cadavres, en gravure puis plus tard en photomontages. Le corps machine politique nous ingère et nous consume.

Le photomontage montre un vrai visage. Il fabrique le vrai, celui qui n’est dit qu’en métaphores, celui conçu de l’inauthenticité même de son procédé. Je suis lue comme un photomontage, une composition factice, mais qui renvoie au réel inenvisageable. Il a fallu se découdre d’un monstre et se réassembler de ce qui nous restait, et avec qui nous restait. Je contiens une multitude, je bous, je grouille (ou du moins c’est ce que je me représentais lorsque mon eczéma couvrait ma pilosité naissante).

En tant que femme, et personne trans quand je suis identifiée comme telle, je renvoie au monstre patriarcal et capitaliste le reflet de sa nature et la possibilité d’autre. C’est la femme gigantesque dominant l’horizon dans la peinture de Lynn Randolph en couverture du Cyborg Manifesto de Donna Haraway. C’est les poings levés tous serrés en un seul de John Heartfield, où la foule, cette fois, nous regarde.

 

Photomontage : trace par le surréel. Nous personnes trans nous existons réellement. Nous ne sommes ni photomontages, ni créatures, ni monstres. Ce sont simplement les meilleures images associées à notre courage, notre résilience, notre colère, notre révolte. Mais notre corps n'est pas révolutionnaire, il faut encore lui donner les armes.

Maintenant que nous sommes en couverture, que le monstre nous voit et qu’il ne peut détourner le regard, qu’il s’inquiète et s’interroge, et qu’il nous examine et désapprouve de nous… Crevons-lui les yeux.

Titre
Je ne veux pas parler de mon corps
Description
Texte Publié dans Women Who Do Stuff #3 - Le Corps
Date
21 mai 2021
Langue
Français
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