Le vernis familier

« You can’t take a picture of this, it’s already gone. »
Nate Fisher, Six Feet Under, S05E12

 

 

On pourrait croire que l’imaginaire de la photo de famille est universel. Les images de soi et de nos proches sont une évidence aujourd’hui, une présence. Elle dépassent l’imago originelle, masques de cire des ancêtres, fantômes conservés dans l’atrium des riches maisons romaines. La photo de famille nous réunit tous, partout, à tout instant.

 

Pourtant, ma mémoire s’obsède à quelques clichés dont je sais si peu, et dont je n’ai pas demandé à connaître plus. Mémoire aussi superficielle que cette image où j’ai 7ans et je joue aux voitures à la table du petit déjeuner. Ma mère me regarde, adossée à l’évier, un regard soucieux mais aimant. En bas, un slogan du Crédit Lyonnais. C’était bien notre cuisine, et tout y était faux. Et la page de magazine est fièrement collée à la porte des WC de chez mes grands-parents.

C’est là que je dois avouer mon rapport privilégié à la photographie. Un rapport dominé par un père qui en vit et nous a longtemps tenus en joue de son objectif. Ces circonstances particulières semblent presque avoir créé un décalage entre l’intérêt que je porte à l’art, et le manque d’affect que j’ai pu montrer pour son expression la plus intime.

Car si cet imaginaire est universel, il en est des pratiques et lectures inaccessibles, inenvisageables. L’histoire de la notion de famille, comme du procédé photographique sont faits d’exclusions. Susan Sontag parle d’une agressivité du regard inhérente à la prise de vue. Cette agressivité prend un autre visage dans la cellule familiale, qui cherche à la fois l’identification et l’unicité, qui protège du monde tout en reproduisant ses violences.

 

Mais qu’arrive-t-il en premier lieu lorsque la famille n’a pas même contrôle sur ce regard ? Je m’inquiète de la possible absence de représentation d’une partie de ma famille. J’attends dans un silence anxieux, celui qui précède l’interrogation ou la rupture.

 

Historiquement, la photographie est un outil de domination.

Travaux ethnographiques, inspirations esthétiques. L’autre est objet de curiosité, objet de suspicion. L’état civil, l’identification anthropométrique policière, imposent la photographie comme outil de reconnaissance et de surveillance. Ces clichés officiels sont parfois la seule mémoire de membres de nos familles.

Lors des 20ans de la mort de mon grand-père, puis à l’occasion de l’anniversaire de ma grand-mère, mon père publia en ligne une image de chacun d’eux. Ils sont jeunes alors, sans doute arrivés d’Algérie il y a peu. Dépouillées, décontextualisées, dignes peut-être, ou les seules qu’il avait. Des images de photomaton.

Je repense aux clichés de Marc Garanger durant la guerre d’Algérie, ordonné de capturer les habitants de villages pour les papiers d’identité. Normaliser, humilier, encadrer. Il divulga plus tard les négatifs, rendit hommage à ces femmes qu’il avait commandées à son objectif. Ces images font l’histoire, sont-elles à présent partie d’une histoire intime ? Chez certains cette seule trace imposée par l’autre, qu’il faut reconquérir, engage un travail postmémoriel. Ce sont les stratégies de réappropriation de l’image de soi, de sa famille. Un dialogue qu’il me reste à engager. Pour combler les absences et retrouver le fil du récit.

 

Car il est difficile de le retrouver, mêlé aux mouvements de l’histoire ; les images, comme les hommes, circulent. Souvent à sens unique. Dès le moment où le temps d’exposition fut assez court pour capturer nos traits. Les migrants Européens aux USA attestent de leur arrivée au nouveau monde par un daguerréotype transmis au vieux continent. Les photographes accompagnent la conquête de l’Ouest et plus tard se rendent auprès des armées de la guerre de Sécession pour que les soldats puissent renvoyer à leur famille un ferrotype, petit positif direct sur métal qui résistera aux aléas du voyage. De nombreuses archives familiales possèdent de telles images d’ancêtre en uniforme. Au début de la 1e Guerre Mondiale, les soldats français pouvaient encore se rendre dans un studio de village pour être immortalisés. Ils recevaient en retour des nouvelles illustrées de leur famille, certaines disparaissant avec eux dans le No Man’s Land.

Je me demande si mon aïeul, tirailleur algérien, a pu prendre un tel portrait, ou s’il en avait de sa famille de Cherchell à sa mort en 1915. Sans doute que non. Peut-être son visage anonyme parmi la foule est conservé dans des archives.

 

Si je sais ça de lui, ce n’est pas grâce à mon père. J’ai longtemps eu peur de poser des questions, je regrette de ne peut-être plus en avoir l’occasion à présent.

 

Car la division du travail domestique est aussi celle de la mémoire. La pratique photographique majoritairement masculine du 19e siècle sous-entend l’entretien et la transmission de la mémoire, et donc des images produites, la décoration des intérieurs et l’élaboration d’albums.

En 1888, Kodak voit dans la femme un nouveau marché. L’innovation technologique simplifiant le procédé mène à une commercialisation célébrant les Kodak Girls, puis les enfants en 1900 avec le Brownie. Son rôle de gardienne de la mémoire est entériné, qui résiste encore, malgré ou du fait de l’évolution radicale du traitement du sujet familial après la 2e Guerre Mondiale, vers l’informel et l’affectif. La représentation sociale, cérémoniale, compte moins que la représentation du bonheur, festive et de détente. Alors la mère est chargée de célébrer l’enfant, non plus comme héritier mais comme symbole de ce bonheur.

J’ai avec moi un série entière de photographies d’un anniversaire de primaire. La plus étrange, presque touchante, est vide d’enfants. Ma mère avait immortalisé la table du goûter. Monument à son travail invisible.

Lorsqu’elle est visible, elle me semble toujours épuisée. Annie Ernaux aussi, dans Les Années : « C’est toujours lui qui filme ». L’autre, le père, impose un travail de mise-en-scène constante du bonheur familial et, sous son familial gaze traditionaliste de recadrage du rôle de mère. La mienne m’a déjà évoqué cette obsession qu’il avait à représenter son succès familial, y participant peu.

 

Sur le faire-part de naissance de mon frère, une fausse décontraction dans la pose émane de la photo, noir et blanc, en studio. Comme une manière de se raccrocher à la plus large tradition du portrait de famille, d’y trouver une dignité que toutes n’ont pas eues.

 

La représentation tente de tout couvrir d’un vernis mais laisse une absence. Elle est un récit faussement spontané qui doit faire sens pour toujours.

Peu de temps avant que ma mère ne déménage, alors que je m’apprêtais à faire mon coming-out, je suis revenue chez elle. J’y ai cherché des images de moi, où un détail me frapperait en plein cœur comme évidence de qui j’étais. Je ne crois pas l’avoir trouvé. Ce sont d’autres souvenirs que j’ai tenté de rappeler à la mémoire de ma mère, desquels aucune trace n’existait.

Ces images m’évoquent plutôt l’ordre imposé des choses, les souvenirs d’autres et d’ailleurs. L’album qui m’accompagne aujourd’hui n’est plus celui d’une famille, mais de ce que j’ai reconstitué autour de moi et que je veux appeler par ce mot. Et derrière les images innombrables, un récit en creux des absences. Là sont les vrais fantômes.

 

 

Bibliographie :

Roland Barthes, La chambre claire, Gallimard, 1980

Hélène Belleau, Les représentations de l’enfant dans les albums de photographies de famille, Thèse en sociologie, Université de Montréal, 1996

Pierre Bourdieu, Un art moyen, Editions de Minuit, 2965

Évelyne Favart, Albums de photos de famille et mémoire familiale : regard croisés de femmes de trois générations, ERES, n°154, 2001 (consultable à l’URL : https://www.cairn.info/revue-dialogue-2001-4-page-89.htm)

David Halle, The Family Photograph, Art Journal, Vol. 46, No3, 1987 (consultable à l’URL : https://www.jstor.org/stable/777035)

Marianne Hirsch, The Familial Gaze, Dartmouth College, 1999

Marianne Hirsch et Valerie Smith, Feminism and Cultural Memory: An Introduction, Signs, Vol. 28, No. 1, 2002 (consultable à l’URL : https://www.jstor.org/stable/10.1086/340890)

Irène Jonas, Mensonge et vérité de l’album de photos de famille, Ethnologie française, T.21, No. 2, 1991 (consultable à l’URL : https://www.jstor.org/stable/40989258)

Irène Jonas, Portrait de famille au naturel, Études photographiques, n°22, 2008

Audrey Laurans, Les mutations de la photographie de famille à l’ère du numérique, Mémoire de Master 2, sous la direction d’Irène Jonas, École Nationale Supérieure Louis-Lumière, 2014

Bertrand Mary, La Photo sur la cheminée, Métailié, 1993

Magali Nachtergael. L’émergence des mythologies individuelles, du brut au contemporain. Les Mythologies individuelles : la nouvelle culture du moi, Apr 2012, Lille, France. ffhalshs-00975924ff

Marc Olivier, George Eastman's Modern Stone-Age Family: Snapshot Photography and the Brownie, Technology and Culture, Vol. 48, No.1, 2007 (consultable à l’URL : https://www.jstor.org/stable/40061221)

Susan Sontag, On Photography, Farrar, 1977

 

Pour aller plus loin

Les archives numérisées des combattants de la 1e Guerre Mondiale : https://www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr

Julie Clancy-Smith, Le regard colonial: Islam, genre et identités dans la fabrication de l'Algérie française, 1830-1962, Nouvelles Questions Féministes, Vol. 25, No.1, 2006 Anemona Hartocollis, Who Should Own Photos of Slaves? The Descendants, not Harvard, a Lawsuit Says, The New York Times, 20/03/2019 (consultable à l’URL : https://nyti.ms/2Cq83Ac)

« Tuer les pères : femmes derrière la caméra dans les films de famille », journée d’étude, Coordonnée par Beatriz Rodovalho et Giuseppina Sapio, 9 décembre 2019, Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3

Agnès Varda, Une minute pour une image - Femme Algérienne, 1960 (consultable à l’URL : https://dai.ly/x2slqih)

La collection des films amateurs du Forum des Images : http://collections.forumdesimages.fr/collections/filmsamateurs.dot

Fichés ? Photographie et identification du Second Empire aux années soixante, Exposition aux Archives Nationales, 28 septembre 2010 – 26 décembre 2011

 

Titre
Le vernis familier
Description
Texte Publié dans Women Who Do Stuff #2 - La famille
Date
26 juin 2020
Langue
Français
Relation
Document publiéMare au miroir
A une version
WWDS #2 - La famille
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